Les indicateurs globaux de développement ne sont pas que des chiffres

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Les indicateurs globaux de développement ne sont pas que des chiffres

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Le 13 juillet, l’édition 2020 de L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde a été présentée par ses auteurs – la FAO, le FIDA, l’OMS, le PAM et l’UNICEF – à l’occasion du Forum politique de haut niveau des Nations Unies sur le développement durable à New York.

Cette année, le thème du rapport est « Transformer les systèmes alimentaires pour une alimentation saine et accessible ». Le rapport SOFI 2020 examine le coût d’une alimentation saine dans le monde, par région et dans différents contextes de développement. La qualité des aliments est un facteur important de la sécurité alimentaire.

Le rapport utilise un certain nombre d’indicateurs, et je voudrais saisir cette occasion pour parler des dimensions politique et culturelle des indicateurs de développement, en analysant brièvement deux indicateurs portant sur la cible ODD 2.1 qui vise à éliminer la faim, indicateurs qui sont utilisés (parmi d’autres) dans le rapport SOFI.

L’idée que la faim est un problème politique ne date pas d’hier : Josué de Castro (Brésil) le soulignait déjà dans Géopolitique de la faim (1951), et Amartya Sen dans Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation (1981). A l’ère des Objectifs de Développement Durable (ODD), les indicateurs globaux de développement ont pris beaucoup d’importance et de visibilité. De ce fait, ils sont devenus beaucoup plus que de simples variables socio-économiques, neutres et désincarnées. Ils témoignent souvent d’une volonté politique, tout en offrant de nouvelles façons d’appréhender et de comprendre les problèmes de développement.

Le premier indicateur de la cible 2.1 est la prévalence de la sous-alimentation (PoU d’après son acronyme anglais : Prevalence of Undernourishment, indicateur 2.1.1). C’est une estimation du nombre de personnes souffrant d’une ration calorique insuffisante dans un pays donné. Cet indicateur date des années 70, et a été utilisé comme un indicateur pour suivre les progrès envers l’OMD1 – « éradiquer la faim et l’extrême pauvreté ». La FAO et ses pays membres le calcule chaque année pour chaque pays en estimant la quantité de nourriture disponible au niveau national. Cette estimation de la nourriture disponible est ensuite répartie socialement, selon des ratios d’inégalité sociale tels que le GINI, pour déterminer la proportion de la population qui pourrait ne pas avoir accès à une ration calorique suffisante.

Le point de vue véhiculé par l’indicateur PoU est donc celui d’un macro-économiste, qui considère qu’une nation doit produire et acheter des céréales en quantités suffisantes pour nourrir sa population. C’est grosso modo comme ça que l’on comprenait le problème de la faim dans les années 70 : en termes de quantité de blé, de riz ou de maïs disponible pour la population.

Le PoU a fait l’objet de nombreuses critiques qui ont souligné que la base empirique pour certaines des variables du modèle est fragile. Les lacunes de l’indicateur PoU sont reconnues par la FAO, qui a régulièrement amélioré à la fois les calculs et les données sur lesquelles ils s'appuient.

Le second indicateur de la même cible est beaucoup plus récent. Il s’agit de l’indicateur 2.1.2 – Prévalence de l’insécurité alimentaire modérée ou sévère, sur la base de l'échelle de mesure de l'insécurité alimentaire vécue (FIES). La FIES est une échelle de huit questions qui peut être facilement insérée dans des enquêtes préexistantes telles les enquêtes démographiques et sanitaires ou les études sur les niveaux de vie de la Banque Mondiale. Ces questions portent sur la capacité à accéder à de la nourriture saine et variée. Deux indicateurs en sont tirés : un sur l’insécurité alimentaire sévère et l’autre sur l’insécurité alimentaire modérée.

La FAO est « gardienne » (custodian) de la méthodologie de ces indicateurs, c’est-à-dire qu’elle est responsable du développement de la méthodologie et de la formation des équipes nationales qui collectent et analysent les données au sein de chaque pays. En effet, à l’ère des ODD, les autorités nationales compétentes (tels les Bureaux Nationaux de Statistiques) sont responsables de la collecte et de l’analyse des données de développement.

La méthodologie FIES est très différente de celle du PoU. Au lieu de mesurer directement la quantité de nourriture ou le revenu des gens, on leur demande de parler de leur propre expérience par le biais d’un sondage, avec des questions telles que : « Avez-vous eu à réduire votre consommation alimentaire ou vous contenter d'aliments bon marché ? Avez-vous eu à sauter des repas ? » etc. Cet indicateur basé sur l’expérience véhicule donc une préoccupation différente, qu’on peut résumer ainsi : « Il est important de consulter la population d’un pays sur ses problèmes de développement. »

La FIES a connu des débuts difficiles en raison de :

  • Un processus d’introduction critiqué. Afin de tester la robustesse de la FIES dans différentes cultures, langues et conditions économiques, et de garantir la disponibilité des données jusqu'à ce que les offices nationaux de statistique soient en mesure de les collecter, la FAO a mandaté une société privée (Gallup World Poll) pour appliquer le module d'enquête FIES à un échantillon mondial représentatif de 150 pays, de 2014 à 2016. Cela a permis de valider la méthodologie et d’inscrire les deux indicateurs FIES au « menu » des indicateurs ODD en 2017, mais cette approche a été par la suite critiquée car dans l’esprit des ODD, ce sont les pays membres eux-mêmes qui doivent collecter les données. Certains pays ont demandé que les données collectées par la FAO et Gallup ne soient pas diffusées, et que ces données soient retirées du site officiel de Nations Unies sur les indicateurs des ODD.
  • L’adaptation locale de l’échelle de questions. Certains pays tels le Brésil ou les Etats-Unis disposent d’ores et déjà de leur propre échelle nationale comportant un plus grand nombre de questions, alors que d’autres pays, comme la Chine, ont préféré utiliser une échelle de questions plus courte.
  • La traduction des questions de la FIES en plus d’une centaine de langues nationales. Les nuances introduites presque nécessairement par toute traduction pourraient générer des biais significatifs dans les données, surtout si la traduction est faite rapidement.
  • Enfin et surtout, la FIES donne la parole à la société. Elle traite les personnes interrogées comme des sujets dont le vécu est important, plutôt que comme de simples objets d’étude. Cette caractéristique positive peut également présenter un inconvénient, en introduisant une dose de subjectivité dans les données recueillies. Parce qu'elle est fondée sur l'expérience, la FIES peut intrinsèquement être plus subjective que les mesures anthropométriques directes telles que celles qui sous-tendent les indicateurs de retard de croissance, ou les estimations de la disponibilité des aliments de base au niveau national (PoU).

La FIES et le PoU sont étroitement corrélés mais quelques anomalies sont apparues (SOFI 2017). Certains pays d'Afrique de l'Est et de l'Afrique australe ont affiché des valeurs FIES très élevées par rapport à leur PoU, ce qui pourrait refléter la meilleure capacité de l'indicateur FIES à refléter en temps réel l'impact de trois années de sécheresse liées à l'effet El Nino. D’autres pays ont affiché l’écart inverse : une faible prévalence de l'insécurité alimentaire mesurée par la FIES combinée à une prévalence élevée de la sous-alimentation mesurée par le PoU. Selon les auteurs du SOFI 2017, cela s’expliquerait par une tendance à la sous-déclaration des difficultés alimentaires dans certains pays.

En particulier, l’approche par sondage de la FIES ne fonctionne pas nécessairement dans les pays où la liberté d’expression n’est pas garantie.

Certains observateurs se demandent si un indicateur fondé sur l'expérience comme la FIES peut prétendre au titre d’indicateur global, ou bien si ce genre d’indicateur est tellement encombré de subjectivité culturelle et de biais locaux que les données ne peuvent pas être comparées avec précision d'un pays à l'autre.

En 2018, une évaluation a confirmé que la FIES était un outil robuste pour mesurer l'accès à la nourriture, et qu'il présentait certains avantages méthodologiques, ainsi que des inconvénients, par rapport à d’autres indicateurs. La facilité de collecte représente un gros avantage dans le cadre du cadre du suivi des ODD, qui est complexe et peut s'avérer un fardeau financier important pour les pays en développement. Les données FIES sont également faciles à désagréger par localité, par genre ou par groupe social, alors que le PoU n’a aucune capacité à la désagrégation sous le niveau national. Cette capacité à la désagrégation constitue un avantage important de la FIES pour identifier les zones géographiques et les groupes sociaux les plus à risque, et donc pour « ne laisser personne de côté », un des principes fondamentaux des ODD. Au-delà de la FIES, l’évaluation souligne que le cadre de suivi des ODD comprend de nombreux autres indicateurs recueillis par enquêtes d’opinion.

Pour toutes ces raisons, la FAO a continué à développer et à utiliser les indicateurs issus de la FIES, et ce malgré l’opposition de certains pays membres de l’organisation. Je pense qu’elle est là dans son rôle, qui est de faire circuler les idées et les outils au-delà des frontières, sans négliger les particularités locales et en se gardant de toute tendance à l’hégémonisme culturel.

En conclusion, aucun indicateur de sécurité alimentaire ne sera jamais parfait, d’où l'intérêt d'une batterie d’indicateurs différents qui se complètent lorsqu'ils sont soigneusement triangulés et interprétés. Si dans le cas de la FIES, les difficultés d’introduction semblent aujourd’hui largement derrière nous, on n’est pas à l’abri de rebondissements, notamment dans le cas où les chiffres empirent, ce qui semble être le cas aujourd’hui...